#BalanceTonPorc : une responsabilité collective ?
“Il est dans l’air du temps” d’attribuer à un évènement pourtant récurrent un air de nouveauté.
J’ai envie de répondre à la tribune “Balance ton porc ? Non merci !”, lue sur Libération, qui dit notamment ceci :
“En réduisant les revendications des femmes agressées à #Balancetonporc, on sort la cause des femmes des cadres juridique et sociétal. La lutte féminine s’inscrit ainsi dans le sillon d’une subjectivation émotionnelle voire irrationnelle du problème.”
Tout d’abord : qui réduit ces revendications à un seul et unique hashtag ?
Les féministes en ligne ? Nous allons voir que non.
La personne qui a écrit cette tribune, entre autre ? Plus probable.
Mais à mon sens, on ne peut pas résumer tous ces combats à #BalanceTonPorc. C’est un biais. Une fois de plus : c’est seulement la surface immergée de l’iceberg. Ce n’est pas parce que vous venez tout juste d’avoir connaissance du phénomène #BalanceTonPorc ou #Metoo/#MoiAussi qu’il n’y a rien d’autre autour, caché derrière, ou à venir suite à ça.
#BalanceTonPorc, n’est ni un début, ni une fin en soi.
C’est la conséquence d’agressions systémiques, ainsi que de quelque chose qui se passe en ligne depuis des années déjà. Et c’est juste une énième tentative pour une prise de conscience massive, qui toucherait un autre public que celles et ceux qui le sont déjà.
Et ça ne sera très probablement pas la dernière non plus.
À force d’observer (depuis 2011–2012 personnellement) ce que j’appelle encore pour le moment une communauté en ligne (ce qui pourra très bien changer d’appellation en cours de route, ça a déjà été le cas au fur et à mesure de mon enquête), en voyant apparaitre le hashtag #BalanceTonPorc, j’ai alors créé un nouveau dossier à son nom, dans mes archives, en me disant juste, presque blasée par la force de l’habitude : “Ah tiens, un nouveau”.
Parce que des revendications sociales sur les médias sociaux participatifs, il y en a eu des pelletées : contre le harcèlement de rue, les agressions sexuelles ou le harcèlement au travail, les violences conjugales, les violences “invisibles” dans le couple, les violences médicales ou gynécologiques, le fat-shaming, pour étendre le bodypositivism, pour signaler un individu dangereux et protéger d’autre personnes, ou pour montrer son soutien en cas de cyber-harcèlement… (Vous en connaissez probablement beaucoup d’autres). Et des hashtag assimilés, il y en a tout autant.
Ces témoignages prennent aussi toutes les formes : écrits (posts de blog, statut Facebook, thread Twitter, tweets en 140 caractères), vidéos, dessin, photographies…
Ce sont des femmes avec des compétences (parfois professionnelles) diverses et variées, qui mettent à profit ce qu’elles savent faire pour tenter de changer leur quotidien (si t’attends un peu, tu pourras voir la rediffusion de ma présentation au colloque SIH/DMPI de juin 2017, à l’Université de Rennes 2, où j’en parle), et ça passe aussi par ce qui ressemble à des opérations de communication. Parce qu’il faut qu’on en parle et que ça s’étende pour que ça cesse. Il n’y a pas de mal à faire de la communication, il n’y a pas de jugements de valeurs à avoir là dessus. Communiquer, on le fait tou.te.s, tous les jours. Et ça remplit son rôle, au moins un peu, vu comment les gens en parlent, partout, tout le temps en ce moment, et comment les médias le reprennent (même quand tu sors prendre l’air parce que tu en as un peu marre, t’as des gens qui vont t’en parler.)
Dans cette communauté en ligne, notamment sur les pages Facebook féministes ou sur des comptes Twitter, il est aussi possible de voir des conseils juridiques et des manifestations de soutien. Des individus racontent comment elles ont enfin osées porter plainte, et d’autres parfois finissent par le faire également, en suivant l’exemple des précédentes. Elles s’encouragent les unes les autres. Sur Internet, elles peuvent trouver un réconfort pas forcément disponible ailleurs. C’est une des forces de liens faibles (Mark Granovetter, 1973). Ces internautes savent aussi souvent, qu’en donnant publiquement un nom avant la fin d’un procès, il y a un risque d’être attaqué pour diffamation. Si bien que cela n’arrive pas souvent (je n’ai vu que rarement des noms sortir, à moins qu’il y ait eu plainte avant ou peu de temps après cette déclaration, on entend pourtant beaucoup parler de “délation”…) Elles prennent des risques en parlant, même sans donner de nom.
On ne peut pas réduire les revendications de femmes agressées uniquement à #BalanceTonPorc. C’est nier beaucoup de formes que ces revendications ont prises.
Nous avons des arguments sémantiques dans cette tribune, je vais essayer d’avancer ceux que j’ai sur le même terrain.
Ces discours en ligne sont qualifiés d’émotionnels, parfois même d’irrationnels, notamment dans la tribune en question.
Ce que j’ai pu observer avec le temps c’est notamment une uniformisation, dans la forme, des écrits, probablement par mimétisme, en effet. On peut parler de forme “épique” (Recherches sur “L’expression de la souffrance des femmes sur Internet : le cas du harcèlement de rue”, 2014). Il y a par exemple :
- Une introduction (parfois en lien avec sa connexion plus ou moins proche du féminisme d’ailleurs, “j’étais déjà féministe” ou “je ne m’étais jamais posé la question”)
- Un élément déclencheur (souvent une agression par exemple, malheureusement)
- Des péripéties (souvent épiques donc, souvent avec un champ lexical du temps et de l’espace très marqué, parce que la personne ne souvient très bien d’où c’était, comment ça s’est passé, de comment elle était habillée, ce qui s’est passé, ce qu’elle a ressenti à ce moment précis, etc.)
- Une conclusion, tantôt positive, tantôt négative, mais presque toujours en lien avec les émotions, les sentiments, comme “Je ne me laisserai pas/plus faire”, “je vais me battre”.
Alors oui, il y a du registre épique et des champs lexicaux de l’émotionnel dans ces discours, mais il y a aussi énormément de mots relatant les lieux, le temps… Nous ne pouvons pas réduire ça à des essais sur l’urbanisme pour autant, par exemple. C’est un peu facile.
À force de se lire les unes les autres, elles trouvent une façon de mettre des mots sur des ressentis, des évènements. Il n’y a pas uniquement un “mimétisme de la violence”, il y en a aussi un, dans la façon de s’écrire pour se libérer un peu.
Ces individus n’ont pas forcément la vocation d’être journalistes objectives, elles relatent leurs expériences, leurs histoires personnelles, et comment elles l’ont ressenties (dans les textes étudiés, plus de 60% de pronoms personnels en “je” par exemple, nous sommes majoritairement dans des expériences personnelles). Il n’y a pas de mensonge là dessus, c’est de l’ordre du subjectif. Elles parlent de quelque chose qui les a angoissé, leur a fait peur, leur a fait du mal. Alors oui, nous sommes dans le registre de l’émotion, les champs lexicaux de ce dernier sont très présents, très forts. Mais sommes-nous toujours à nous demander si “l’émotion” est moins valable que “la raison”, ou est-ce qu’on peut admettre que c’est souvent un peu plus complexe que cela ?
De plus, ce n’est pas une histoire individuelle par ci par là, il suffit de regarder l’implication et le nombre de témoignages sur #BalanceTonPorc. Ce sont des centaines, des milliers d’histoires individuelles qui s’accumulent, qui se ressemblent, qui se font échos, et qui mettent en évidence un problème global, sociétal. Ce n’est pas anecdotique. C’est systémique. Elles ne partent pas “du particulier pour créer des slogans contestataires”, elles partent de milliers de particuliers qui relatent plus ou moins la même histoire. Et le hashtag notamment, permet de centraliser tout ça, histoire qu’on prenne bien conscience que ce n’est pas “juste un cas comme ça.”
Pour ce qui est du “porc”, si nous voulons vraiment détourner le débat des agressions sexuelles systémiques vers de la sémantique et du symbolique, on peut aussi reprendre l’allégorie de l’animal le plus proche de l’homme (nous savons depuis un moment déjà qu’il y a énormément de ressemblances génétiques entre nos deux espèces, les travaux de Michel Pastoureau en parle très bien), “c’est pas pire quoi” (ou alors prenez-le dans le sens d’un être proche de l’humain mais qui n’en est pas un, une sorte d’imposteur ?) et surtout, le porc qui est surtout bien moins bête qu’on ne le pense… (encore une histoire d’imposteur.)
Tout ça, certes, c’est symbolique. Nous sommes d’ailleurs parfois dans l’expression d’une expérience ou d’une violence symbolique (ça, je le développe un peu ici par exemple “Pourquoi le harcèlement de rue est-il une agression ? Une réponse sociologique et sémantique”.)
Débattre du mot “porc” me fait le même effet que cette phrase que je trouve assez juste “Quand les femmes montrent le problème, les idiots débattent du hashtag.” Il est fort probable que ça si ça avait été “Balance ton harceleur/violeur” ou autre, ça n’aurait pas convenu non plus à ceux qui se sentent visés. Mais ce n’est pas trop la question.
Ensuite : “Le combat féminin doit être pondéré” Cette phrase gagnerait à être juste “Le combat féminin doit être.” Et personnellement, je connais peu de combats pondérés. Je ne sais pas si cela pourrait encore être appelé “combat” s’il était si pondéré d’ailleurs. On pourrait alors parler de “discussion agitée” à la limite.
“Il doit être rationnel”, je trouve toujours plus rationnel d’utiliser des mots que de retourner la même violence que bon nombre de femmes subissent chaque jours : elles ne frappent pas, elles ne mettent pas des mains au cul de leurs collègues, elles ne les menacent pas parce qu’ils se promènent le soir lorsqu’ils fait nuit… À la place, elles font des “slogan contestataires.” et osent parler des violences qu’elles ont subies (Et je vais paraphraser Julie Delpy ici, « Il est essentiel que les femmes parlent du harcèlement sexuel ».) La tribune parle d’un “mimétisme de la violence”, mais est-ce qu’on parle vraiment de la même violence ? Est-ce qu’on ne pourrait pas comparer ce qui est comparable ? Des violences quotidiennes, à formes multiples, contre le récit de ces même violences pour les dénoncer, est-ce comparable ?
Et qu’est-ce qu’un “combat rationnel” alors, si parler ne vous semble pas suffisamment rationnel ? Celui d’aller porter plainte ? Malheureusement, là aussi, ça ne semble pas aussi simple. Il suffit d’une rapide veille et de quelques chiffres pour se rendre compte que les plaintes n’aboutissent généralement pas, et que les dommages collatéraux sont bien davantage pour la présumée victime que pour le présumé agresseur.
Ou est-ce juste une injonction à se taire et continuer à laisser faire ?
La question que je me pose depuis des années maintenant, c’est : par quel manquement, que j’estime collectif, des individus se sentent obligés de se faire justice eux-elles-mêmes ?
À quel moment elles ont lâché l’affaire ? En n’osant pas en parler à des proches ? Parce qu’en parlant à des proches, on lui a dit “Tu mens/ça n’arrive qu’à toi/oh, ça va, c’est flatteur/etc” ? En n’arrivant pas à rentrer dans un commissariat ? En n’arrivant pas à retourner dans un deuxième commissariat parce que dans le premier ils ont refusé de prendre sa plainte ? Parce qu’il n’y a pas assez de preuves pour un procès ? Etc.
Qu’est-ce que vous proposez à des individus qui ne peuvent pas se tourner vers la justice et la société ? Une solution qui soit assez “pondérée”, pas trop “émotionnelle”, surtout pas “irrationnelle”, lorsque même le collectif et le juridique ont lâché l’affaire ?
Et si chacun acceptait sa part de responsabilité pour admettre que oui, il y a un problème, et que oui, ça n’a pas à être la norme que des personnes cherchent à se faire justice eux ou elles-mêmes, parce qu’il ne reste plus que cela. En tant qu’apprentie-chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication, je suis également très intéressée par la forme que peuvent prendre les revendications sociales en ligne (pas pour rien que c’est plus ou moins le sujet de mon étude doctorale), mais il est peut-être aussi temps de se pencher sur le fond, au lieu de l’ignorer parfois complètement, afin de faire en sorte que ça n’arrive plus du tout.
Sources :
- Les violences sexuelles touchent plusieurs millions de femmes en France
- Pourquoi le harcèlement de rue est-il une agression ? Une réponse sociologique et sémantique
- Carte blanche: #MeToo, pour ne rien voir, il faut le vouloir
- “Dans le métro, un mec a mis la tête dans mes seins” : victimes d’agression sexuelle, des femmes témoignent
- “Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes” (Site du gouvernement)
- Chiffres de l’Insee
- «75.000 viols par an»: comment sait-on combien de femmes sont victimes de viol en France ?
- Violences sexuelles : pourquoi un tel décalage entre nombre de victimes et condamnations ?
- #BalanceTonPorc. Agression, prescription, délation et dénonciation dans les espaces semi-publics
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