Dire et montrer le corps dans la (re)quête des identités féminines francophones en ligne.
L’histoire et l’évolution des sphères intimes et publiques semblent être comme des respirations. Ces concepts se dilatent, se recentrent, s’articulent. Deux sphères collées l’une à l’autre, parfois même poreuses, au point de se fondre en elles-mêmes. Ensemble, elles sont largement étudiées (Sennett, Foessel, pour ne citer qu’eux). D’ailleurs, l’extime, ce principe d’exprimer et d’exposer son monde intérieur, n’a pas attendu internet pour exister. Sa première apparition remonterait à un écrit d’Albert Thibaudet, dans la Nouvelle Revue Française publié le 1er juin 1923, et intitulé « Lettres et journaux », avec cette phrase : « C’est comme le journal de la France, tout ce qu’on peut imaginer de plus extime. ». Lacan, notamment, a disserté dessus à son tour, puis Serge Tisseron (2001) ; et depuis l’avènement du blog dans les années 2000, le journal intime en ligne, l’extime fleurit désormais les textes traitant d’internet. Dominique Cardon nous parle de « web en clair-obscur » (2010), ou encore de « zones grises », en référence à la littérature grise ou dite « non conventionnelle ».
Face à l’abondance de témoignages personnels en ligne, j’ai commencé en 2013 une analyse sémantique de l’expression de la souffrance des femmes sur internet, en choisissant de me centrer sur le phénomène du harcèlement de rue. À travers un corpus composé de témoignages, de notes de blog, de tweet et autres commentaires, publiés depuis 2012. L’idée de cette enquête est venue quelques mois après un événement précis : un soir de février, sur Twitter, j’assistais pour la première fois en direct, au récit d’une agression sexuelle dans une gare, racontée par la victime. Son premier réflexe n’avait pas été d’appeler un proche pour se rassurer mais de relater les faits, dans l’angoisse et la panique, sur un espace public et virtuel. Cet événement était dans la continuité d’une floraison de témoignages en ligne que j’observais depuis quelques mois dans ma veille personnelle.
Ces recherches, réalisées durant mon Master en Sciences de l’Information et de la Communication et qui ont défini par la suite mon sujet de thèse actuel, m’ont permise de trouver des contours plus précis du groupe social en question, et d’étendre mon sujet à une étude de l’expression de l’intime en ligne. L’intime, l’histoire personnelle racontée en ligne, était le facteur commun du corpus. Il n’y avait pas que de la souffrance, il y avait aussi toute sorte d’émotions et de sentiments exprimés, de l’engagement politique qui semblait impacter leur vie de tous les jours, de l’expression du corps, du quotidien, de la sexualité, de la santé… De l’engagement de soi.
Mon sujet de thèse est devenu “Dire et montrer le corps féminin. De la mise en scène de soi à l’expression politique de l’intime sur les médias sociaux numériques”, afin de poursuivre l’enquête entamée, il y a maintenant plus de deux ans. Le thème de l’intime et notamment du corps, se sont révélés prépondérants. Cet élément physique était écrit, raconté, transposé, affiché, identifié, analysé… sur l’espace virtuel d’internet, par un groupe de femmes ultra-connectées se revendiquant comme engagées féministes.
Alors pourquoi et comment ce groupe social, cette possible communauté à l’air de « groupe projet », ou inversement, raconte et montre l’intime et le corps sur les médias sociaux numériques ?
Le terrain et le groupe social étudié.
Le corpus a été observé depuis 2010 et commencé à être récolté à partir de 2012, dans le cadre d’une pratique quotidienne, sous forme de veille non-participante. Le choix était d’observer en tentant de ne pas orienter les contenus par ma présence. Les textes pouvaient aller de 140 signes (comme les tweets) à plus de 10 000 signes (les témoignages publiés sur des blogs). Certains critères de sélection ont été mis en place pour le corpus : des textes écrits en français, par des personnes du genre féminin, vivant en France métropolitaine et rentrant dans le groupe social défini.
En étudiant mon corpus, il m’a semblé voir se dessiner a priori un groupe social ou une communauté en ligne. J’ai confronté par la suite cette hypothèse, basée essentiellement sur le ressenti, en diffusant un questionnaire durant un mois sur les réseaux, début 2015. Il n’y avait pas de critères de sélection pour le remplir, au delà du fait d’avoir une connexion internet puisqu’il n’a été diffusé que sur le web et d’être sur les réseaux sociaux (Twitter et Facebook). Le questionnaire a été repartagé par d’autres individus et s’est notamment retrouvé sur des groupes Facebook de veille féministe ou dans d’autre espaces que ma sphère publique en ligne.
Des hommes et des femmes ont répondu, ainsi que des personnes ne voulant pas stipuler leur genre. Je voulais savoir ainsi si la question du genre était réellement pertinente ou non. Sur les 337 réponses, un peu plus de 73% de sondés étaient des femmes, 19% des hommes et 7% étaient dans la case « Autre », se définissant comme « non-binaire » ou juste qu’ils ne souhaitaient pas répondre. Ceux qui ont exprimé leur genre ont donc choisi de le faire spontanément.
Cette communauté a pu être définie par plusieurs aspects : majoritairement féminine donc, elle est observable et quantifiable puisque ultra-connectée et très présente en ligne. L’utilisation de la connexion internet se fait tout au long de la journée, parfois jusqu’à 15 heure sur 24 heures. Presque la moitié des individus a entre 19 et 24 ans et est présente sur plusieurs réseaux sociaux différents (majoritairement Facebook, Twitter et Instagram). Un tiers des sondés a parfois même plusieurs comptes sur un seul réseau, les « rangeant » alors avec un compte « public » (destiné à être vu par des éventuels employeurs par exemple, ou même la famille) et « privé » pour les amis, où il est alors possible de mettre des photographies de soirée, entre autre.
Une des jeunes femmes qui fait partie de l’observation non-participante de l’enquête écrivait d’ailleurs sur son blog ceci :
Mon Premier geste du matin (…) c’est de checker les différents réseaux sociaux, avant de lire les articles de blogs parus sur mon flux RSS, et tout ça avant même d’avoir mis un pied de sous la couette. Quand je vais aux toilettes, oui je l’avoue, j’embarque mon smartphone avec moi.
Les individus semblent catégoriser ce qui est privé et public dans leurs publications en ligne, en tentant de contrôler le plus possible ce qu’ils diffusent. La famille, qui a longtemps été le pôle principal de la sphère privée semble se faire remplacer par les amis ou par les liens faibles trouvés sur internet, lorsqu’il s’agit d’exprimer ses sentiments ou d’autre facettes de son intimité. La technologie s’approche d’une sorte d’alliée, une entité réconfortante qui a grandi avec elles :
« Quand je pense à ma relation à la technologie, si fluide et naturelle, je pense souvent à ma grand-mère (…). »
Il semblerait qu’il y ait une envie de reliance, de créer du lien social avec l’autre. Celui ou celle qui est hors de nous même, souvent hors du cercle familial et proche physiquement, puisque cet autre peut être seulement un lien faible. C’est peut-être même cette distance qui pourrait créer une relation plus facile à gérer, moins intrusive, plus simple à contrôler.
C’est également un groupe instruit, qui lit, cherche et trie l’information : 32% a un bac + 5 et 31% a un bac + 3–4. Il n’y a même pas 1% des sondés à avoir un niveau BEP/CAP. Concernant les sondés du genre féminin, beaucoup d’entre elles sont sur des groupes de veille, notamment féministes, sur Facebook, s’expriment sur des blogs, repartagent des articles qui leur ont plu sur les réseaux sociaux…
Les textes inscrits dans le corpus viennent de blog, commentaires, tweets… écrits par des individus qui se revendiquent militantes et féministes. Dans le questionnaire, 63,2% des sondés se considèrent militants, qu’importe la cause, et le militantisme féministe est le plus représenté avec 82%. Dans les présentations de blog ou les biographies Twitter, les personnes du groupe étudié se présentent et s’écrivent comme « féministe » au même titre que leur emploi, leurs études, leurs passions :
« Femme/Amoureuse/Maman (dans l’ordre chronologique). Et féministe. (…) Bordeaux. », « Féministe apprentie historienne, émasculatrice certifiée depuis les temps anciens (…) », « Selon la légende, je suis une utopiste, communiste, frigide et lesbienne mais bon je fangirlise juste trop sur tout… Féministe, illettrée de renommé. MUSE. », « Féminazi stérique, poilue et vegan. Femme Alfalfa. Problématique. N’a jamais tenu de propos oppressifs sauf une fois au chalet. », « Photographe. Féministe. Intranquille. », « Cinéma, féminisme et cheveux roux. » On remarque également que leur genre est parfois signalé dans leur biographie. Comme dans l’exemple précédent « Femme/Amoureuse/Maman ».
C’est une communauté qui se définit elle-même et qui se reconnaît alors par le langage.
Cependant, lorsqu’on leur demande dans un questionnaire ou sur des groupes de veille « Pourquoi vous sentez-vous/êtes-vous femme ? », les réponses varient. Elles peuvent être parfois très pragmatiques et s’attacher uniquement à l’enveloppe corporelle par exemple :
« Pour mon cas à moi, ça se joue d’un point de vue strictement biologique : j’ai un vagin et une vulve et ça me convient très bien. (…) »
Mais l’aspect social et culturel est d’autant plus présent :
(…) c’est vrai qu’il y a un aspect “biologique” mais ça ne fait clairement pas tout, c’est seulement un élément de l’identité de genre. Il y a un aspect social, qui nous aide justement à conceptualiser tout ça mais qui en même temps nous enferme un peu dans nos carcans (d’où mon paragraphe d’avant) Personnellement, je suis à l’aise à la fois avec mon corps féminin, j’aime ma morphologie, mes seins et comme ça a été dit, découvrir (et améliorer :p) ma sexualité et mon corps est aussi un élement qui m’aide à assumer ça, dans un sens. (…)
Si bien que la question du regard de l’autre et de la construction sociale et culturelle du genre semble indissociable de leur propre ressenti.
Ben pour ma part cette question me pose vraiment problème car à mon sens ce qui fait qu’on est femme ou homme relève quand même grandement de la construction sociale. Du coup j’ai du mal à concilier l’idée que les stéréotypes liés au genre sont justement construits socialement, et le fait qu’une personne trans par exemple se sente de tel ou tel genre, qui ne correspond pas à celui qu’on lui a attribué à la naissance. En ce qui me concerne, je me sens femme, mais je n’ai absolument aucune idée de pourquoi.
Il n’y a pas que leur corps physique qui compte, il n’y a pas que cette conclusion face à un miroir « J’ai des attributs féminins, je serais donc une femme », mais également la façon dont la société et les autres nous perçoivent, et nous « étiquettent » à partir de cela. Il doit y avoir un autre pour nous dire « Tu es une femme, je te perçois comme une femme. » et cela va être un élément de construction dans leur relation. Puisque l’autre me perçoit comme une femme, il va agir avec moi en gardant en tête ce paramètre. Et je vais percevoir le monde avec toutes ces injonctions et ces constructions, liées à mon corps de femme.
Avec internet, j’ai pu récolter du contenu fourni par ce même groupe, qui a notamment répondu à mes questionnaires, et tenté de repérer des thèmes récurrents, que j’ai ensuite classé par dossier, tel que « santé/corps/maladie », « vie quotidienne », « souffrance/harcèlement/ agression », « féminisme », « sexualité », … Soit ce qui semblait être des thèmes de l’intime d’après les réponses que j’ai obtenues. Puis l’ensemble, sans catégorie au préalable, a été analysé grâce au logiciel Tropes, afin d’observer les différences entre mes propres perceptions du corpus et les résultats du logiciel. Tropes, logiciel d’analyse sémantique, qui relève les cooccurrences et regroupe les mots par idée commune, permet de révéler les univers de références les plus récurrents dans les récits. C’est à partir de cela que des champs lexicaux ont pu être identifiés. Avec ordre d’apparition par masse de mots dans ce même univers lexical. Celui qui est le plus fourni apparaît donc en premier. Des liens peuvent également être faits entre certains univers. Et l’univers du corps est parmi les premiers dans la liste, ainsi que celui du temps et de l’espace, et des sentiments et des émotions.
La revendication sociale par l’expression du corps.
Le champ lexical du corps est aussi dissocié de celui de la femme et de l’homme. Il n’est donc pas genré, à l’exception des organes sexuels, il prend en compte tout ce qui peut être de l’ordre de l’anatomie : « Bouche, pieds, joues, figure, cerveau tête, queue, yeux, bras, gueule, nerfs, visage, mâchoires, couilles, crâne, cœur, doigts, ventre, lèvres, genoux, sang, merde, langue, oreille, bite, mains, ongles, fesses, sourcils, entrailles, pisse, tronche… »
Cependant, le champ lexical de la sexualité apparaît aussi, comme une branche de l’arborescence de celui du corps, tout en prenant en compte des mots similaires, tels que les organes sexuels. Ainsi que des mots d’argots pour définir l’appareil génital, qui peuvent être perçus comme très « cru », « vulgaire », ou en tous cas péjoratif. Le fait d’énoncer l’appareil génital, la seule partie « genrée » en somme, a quelque chose d’agressif dans ces écrits.
« Bite, couilles, sperme, chatte… »
Dans le cadre des recherches sur l’expression de la souffrance et de l’intime sur internet, il y a une confrontation entre le corps, avec un champ lexical non genré, et l’appareil génital et sexuel qui lui, l’est. Cette dissociation fait naitre l’univers de référence de l’homme et celui de la femme dans le corpus. Celui de l’homme apparaît d’ailleurs en premier, il est donc plus présent que le deuxième.
C’est toute leur intégrité physique qui prend place dans ce discours, c’est tout leur être qui doit reprendre possession de l’espace public, qu’il soit virtuel ou qu’il soit celui de la rue. C’est pour cela que le champ lexical du temps et de l’espace est également très présent : elles se placent dans un contexte précis, que ça soit au niveau du lieu et de la temporalité. Cela fait partie du témoignage, peut-être une façon de le rendre plus concret, d’immerger d’avantage le lecteur dans cette histoire, ou de la rendre encore plus crédible ?
La représentation du corps sur les réseaux sociaux, qu’elle soit écrite, décrite, ou en image, semble être une façon de se réapproprier son corps féminin dans l’espace public, tout en s’exprimant sur l’espace “semi-privé” d’internet, afin de garder une certaine forme de sécurité, caché derrière son écran d’ordinateur. Pour exemple, le harcèlement de rue montre bien que la place de la femme dans l’espace urbain est perpétuellement remise en cause. Elle en est chassée, elle n’y est pas légitime. À moins d’y être placée dans le cadre d’une publicité par exemple, avec une représentation « contrôlée » par le patriarcat. Elle est une image, un fantasme, un idéal féminin. Tandis qu’une femme, physique, dans la rue, est surtout associée à la prostitution. Dans les recherches sur l’expression de la souffrance, l’univers de référence de la femme et celui de la rue était d’ailleurs associé à celui de la marchandise, de la vente.
Elles utilisent alors des lieux virtuels pour pouvoir s’exprimer et prendre le contre-pied de la représentation quasi “étatique” de la femme, comme celle de la publicité.
Par le discours en ligne, et surtout par des témoignages de leur propre expérience intime, s’opèrent de véritables revendications féministes. Le schéma des discours est toujours globalement le même, à l’image d’un véritable conte épique : une introduction qui installe un contexte (“J’étais/je n’étais pas féministe” par exemple), un élément perturbateur (“un jour, un homme…” ou autre), les événements qui en découlent, et une sorte de conclusion “positive” ou “négative”, où l’écrivante tente de tirer des leçons de cette expérience.
Que ça soit pour raconter une agression dans la rue ou comment elles ont appri à vivre avec leur pilosité naturelle sans céder à la pression sociale de l’épilation obligatoire pour être « une vraie femme ».
La modalité exclamative récurrente des récits, les effets de parallélisme pour montrer l’opposition entre l’avant et l’après l’élément perturbateur ou les affrontements, les accumulations et les énumérations de mots d’un même champ lexical, des métaphores, des amplifications… Tout cela participe au caractère épique du récit relaté.
Les écrivantes y expriment la colère, l’indignation, la peur ou l’envie de se battre. Si un individu les a par exemple frappées dans un espace public, elles répondront par la parole, par le discours, dans la rue directement ou sur un espace virtuel. Entre elles, elles s’encouragent sur ces mêmes lieux d’expression en ligne à ne pas se taire dans la rue, ou se donnent des conseils de réponses et de réactions. D’ailleurs, depuis 2011, les témoignages se font légion sur les réseaux sociaux, le tout dans une véritable « Stratégie de l’émotion », où les témoignages subjectifs sont le contre-pied des articles « officiels » et présumés objectifs, écrits par les médias.
Chaque jour qui passe donne lieu à de véritables épopées, juste parce qu’elles sont genrées « femmes ». Certaines racontent les événements où elles ont pris conscience de leur identité féminine, attribuée d’abord par un autre, parfois dans le cadre de harcèlement ou d’agression, avant que ça ne soit par elle-même. Comme si leur genre venait du regard d’autrui, avant même de venir de leur propre corporéité.
Il faut alors reprendre sa place dans la rue, combattre le harcèlement sexuel au travail, se légitimer tout le temps et n’importe où, se réapproprier son corps tout en essayant de ne pas subir les conséquences du patriarcat, de ne pas être influencer par les images des magazines, etc.
Le genre n’est pas seulement un principe d’ordre, fondé sur une division sociale de tâches et de fonctions différenciées, c’est également une grille de lecture, une manière de penser le monde et le politique à travers le prisme de la différence des sexes. (Varikas, Penser le sexe et le genre, PUF, 2006, p. 177)
La question du genre se pose sur la place du corps dans l’espace public, virtuel ou non, puisque ces personnes sont ramenées perpétuellement à leur physique, cet espace supposément privé, et à leurs caractéristiques visiblement féminines. D’où l’énonciation multiples de mots en lien avec le champ lexical du corps dans leurs écrits.
Les blogs sont comme des bouteilles à la mer où nous pouvons lire ce dont on a envie, et où le quidam peut écrire ce qu’il veut, peut-être comme une sorte de soupape de sécurité, un espace d’expression libre et sans jugement, ou tout du moins ressenti comme tel. Dans cet espace, et avec cette possibilité, des femmes ont eu besoin d’exprimer la pression qu’elles ressentent, parce que ce sont des femmes, et comment elles vivent le monde à travers le prisme de leur genre. Internet, avec son « sacre de l’amateur » (Patrice Flichy, 2010) permet à celles qui peuvent être perçues comme des amatrices justement, de s’exprimer enfin.
Se décrire, c’est se représenter et tenter d’exister un peu plus sur l’espace public. Puisqu’elles n’ont pas l’impression qu’on les représente, qu’on leur laisse de la place, elles tentent de prendre cet espace elles-mêmes. On peut lire alors de nouvelles injonctions sur internet, poussant à la prise de parole : « Il faut parler », « Se taire, c’est mourir », Une sorte de « Je parle/J’écris, donc je suis. »
Bodypositivism et (re)conquête de soi.
Dans le questionnaire sur la représentation du corps sur internet qui a été partagé en mai 2016 sur les réseaux sociaux, il y a une question demandant « Êtes-vous satisfait de la représentation des femmes dans les médias ? ». Sur 369 réponses, seulement deux en sont pleinement satisfaits. La très grande majorité allant de « Non », en passant par « absolument pas ». Il y a une envie de reconquête de la représentation du corps féminin. Car soit elle n’existe pas, soit elle est seulement « décorative ». La méthode Mediawatch explicite ceci : « (cette méthode) permet de compter le nombre de femmes et d’hommes cités dans l’information par repérage à la lecture des articles et à l’ « écoute » des journaux, radios et télévisions. »
Ceci afin de quantifier l’égalité et la représentation médiatique des deux genres. D’après ces études, elle n’est en effet pas égalitaire. Les femmes sont, soit invisibilisées, soit stéréotypées. La seule représentation existante serait une Femme idéale, un fantasme, auquel chacune devrait correspondre pour être « une vraie femme ». Il y a ce qu’il faut être et ne pas être, ou pas trop, ou juste comme il faut. Et ce qui n’est pas conforme à cette idée est tout simplement censuré, invisibilisé. Cette case dans laquelle des personnes se sentant femme, ou sont considérées par les autres comme femme, semble être trop petite, étriquée, voire totalement fausse et incongrue.
Cette envie de reconquête de soi sur internet passe notamment par le mouvement du “bodypositivism”. Ce mouvement proclame le fait d’être heureux en ne répondant pas forcément aux attentes véhiculées par la société, en tentant de faire ce que nous voulons de notre corps, sans injonction, sans « pression ».
Le corps serait le premier territoire de l’intime. Comme le dit Catherine Potel : « Le corps devient à la fois sa possession et le lieu de son identité profonde. »
Il est la première chose qui semble nous appartenir et que nous devons pourtant apprivoiser, tout au long de sa vie, et même potentiellement protéger des autres. Un enfant va longuement regarder sa main pour finir par comprendre que cette chose qu’il voit est à lui, qu’elle est une partie de son corps, qu’il ressent à travers elle. Un adolescent peut longuement regarder son reflet dans un miroir, afin de mieux appréhender ce corps qu’il change, une fois qu’il a compris qu’il était bien à lui. Si personne n’est là pour le voir, que l’on choisi de ne pas informer et révéler son corps, il peut être un amas de secrets bien gardés. Ou alors juste invisible.
Mais justement, le groupe de femmes étudié pour ces recherches, raconte et montre son corps, avec ce qui fait de lui un objet réel, concret, vivant, avec ses défauts et ses qualités, sans fard et sans retouche, et qui peut malgré tout être aimé et exister comme tel. Dans un monde où l’image de la femme est perpétuellement formatée, contrôlée, censurée… Elles se sentent étouffées par ces informations et cet imaginaire collectif de la Femme, unique, personnifié. En publiant en nombre sur les réseaux sociaux, elles tentent de combattre tout cela. Elles cherchent à réhabiliter une forme d’égalité dans la représentation, par exemple en exprimant les fonctions naturelles (fluides, règles, etc) de leurs corps, ce qui est considéré comme « impudique et vulgaire » quand on est une femme. Le corps, soit disant premier territoire de l’intime, doit pourtant contrôler tout ce qui y rentre et en ressort. Du nombre d’amants aux fluides évacués. Elles affichent volontairement, dans ce qui peut être considéré par le quidam comme de l’impudeur ou de la provocation gratuite, des parties d’elles même que seuls les hommes ont le droit de montrer, comme les tétons :
- Les seins sont super sexualités, plus que les pectoraux des hommes je crois (en général hein, il y a forcément des exceptions). Donc quand tu ne fais pas parti de ces personnes qu’on aime voir nu.e, bin tu te fais censurer. Logique. (J’entend pas là que quand c’est toi qui décide de te dénuder parce que tu en as envie, tout de suite ça pose problème. Il ne faudrait pas qu’on prenne le contrôle de nos corps non plus)
- Ouais. Mais c’est complètement contradictoire en fait…. Parce que les femmes, on les fout à poils tout le temps….
- Mais pas quand elles souhaitent vraimeeeent lalalala.
Cela peut aller de la photographie volontairement sans retouche, ou de corps nus, ou de détails de l’intime et du quotidien qui semblent être majoritairement tabous (avec des allusions aux poils, au sang, etc.), ou des témoignages écrits.
Dans ce même questionnaire, sur 484 réponses, près de 73% pensent que mettre son corps en scène sur internet peut être du militantisme, et 88% connaissent des mouvements féministes qui le font.
Le secret et la perte du pouvoir.
En acceptant volontairement de dévoiler nos secrets, nous pouvons donc obtenir de la reliance avec l’autre. Raconter un secret à une personne, c’est lui prouver notre confiance quant au fait de conserver ce secret. C’est une sorte de cadeau qui crée du lien avec lui. Et c’est en partie comme cela que peut se créer cette communauté. Avec notamment un langage qui lui est propre, qui est un moyen de reconnaissance entre elles, comme un code secret quasi ésotérique, tel que « Trigger Warning », « cisgenre/cismec », ou avec des preuves de soutien récurrentes en ligne, du partage sociale de l’émotion, du quotidien et donc de l’intimité.
Mais en faisant part d’un secret, l’autre peut aussi perdre le pouvoir de les détenir, de perdre le moyen d’avoir un outil de pression sur nous. La honte apparaît lorsqu’un événement ou une information que nous ne contrôlons pas, et dont nous ne voulons pas, est vu par l’autre, se propage, sans notre consentement.
Catherine Potel se posait également la question du lien entre l’intimité et le secret :
La question du secret est-elle liée à la notion d’intimité et d’appartenance de soi ? Secret d’un fonctionnement du corps, bruits et bruissement à cacher, secret d’une intimité odorante ou malodorante, vie intime gardée jalousement et secrètement protégée par la pudeur. Secrets intimes, secrets des premiers émois sexuels, secrets liés à la sexualité. Liberté de penser et de garder jalousement en soi ? Sentiment de pouvoir être détendeur, possesseur de ses pensées, affects, émotions, sans en être démasqué par un simple regard ? Ou crainte d’être dépossédé par le désir ou l’emprise de l’autre ?
Par exemple, des hommes utilisent des photos privées, intimes, ou des messages du même acabit, pour se venger d’une ex-compagne, ce qui s’appelle du Revenge Porn. D’après le questionnaire de 2016, plusieurs sondées ont subies ce phénomène. Mais si une femme a déjà dévoilé, volontairement, des photos d’elle nue, est-ce que l’autre individu a toujours du pouvoir sur elle ? En dévoilent son intimité, par choix, il perd son pouvoir. Il n’y a plus de secret, plus de moyen de pression. La question du choix serait alors prépondérante. Parler de son corps en ligne semble être jugé comme « impudique » par une sorte de surveillance interpersonnelle (Cardon). En racontant et montrant son intimité, il y a une possible force d’action pour ce groupe social. Une quête de revendication de son identité féminine et du droit de l’être, et une requête car ce sont des entités qui communiquent entre elles, partagent entre elles, et se lisent, s’observent, les unes les autres, dans une communauté virtuelle mais bien réelle. D’ailleurs, presque 87% des sondés estiment que le militantisme en ligne est tout aussi efficace et impactant que le militantisme de terrain.
L’idée de la quête, de la requête et surtout de la reconquête de son identité féminine. « Je reste persuadée que mon corps appartient à l’espace public et que je passerai toute ma vie à trouver des moyens de me le réapproprier. »
Un décalage des revendications en fonction du genre ?
Dans le questionnaire sur l’expression de l’intimité sur internet, les personnes se présentant comme du genre masculin semblait tenir plus d’importance à la protection de leur vie privée que celles du genre féminin. 19% de genre masculin dans le questionnaire et la moitié d’entre eux sont militants sur la question de la protection de la vie privée, et s’interrogent sur le paradoxe de la privacy (Cardon). Leurs revendications n’étant pas spécialement de pouvoir disposer de leurs images comme ils l’entendaient mais surtout de pouvoir se cacher, de pouvoir ne pas exister sur internet du tout si c’était leur choix. Étant déjà majoritairement représentés, ils veulent pouvoir disposer du droit de ne pas l’être non plus, s’ils le veulent. Alors qu’une personne du genre féminin voudrait déjà d’abord être représentée, exister dans l’espace public. Il semblerait qu’il y ait donc un décalage dans les revendications sociales, liées à la représentation sur internet, qui puisse être en fonction du genre. Il faut d’abord se montrer, se raconter en masse sur internet, pour exister, afin de pouvoir choisir de se cacher. D’où l’abondance de témoignages, d’images, d’histoires personnelles, en lien avec le corps et le genre, sur les réseaux sociaux et les blogs. Près de 76% des sondés estiment que les revendications sociales et politiques concernent également la vie privée, alors que seulement 59% pensent que cela concerne la sphère publique. Et 86% juge le militantisme en ligne, autrement appelé Slacktivisme (un terme plutôt péjoratif voulant dire « militantisme de feignant » qui tend à reprendre ses lettres de noblesse) comme aussi efficace que le militantisme de terrain.
L’expression de l’intimité semble donc être majoritairement féminine, comme cela a pu être observé par la veille et avec les réponses des questionnaires. Si bien que se poser la question du genre dans de telles recherches serait donc bien pertinente. Ainsi que celle de l’expression de l’intimité sur internet dans le cadre de revendications sociales féministes.
Encore plus qu’une demande écrite et cordiale, telle une requête, de l’identité féminine, cela semble être surtout une véritable reconquête de celle ci. Par le langage et l’image, sur les plateformes et les réseaux sociaux d’internet, et hors des codes établis par le patriarcat. Elles s’en vont en quête de la réappropriation de leurs propre corps, de leurs identités et du droit à la même vie privée que ceux du genre masculin.
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- VARIKAS Eléni, 2006, Penser le sexe et le genre, Paris : Presses Universitaires de France
Résumé anglais :
“Telling and showing the female’s body. From self-representation to political expression of privacy on digital social media” is about the femal body representation on the internet (texts and images) in the context of feminist social demands, for a virtual community (on a french speaking aera of metropolitan France). This research paper shows the work carried out during two yeaurs of Master and the first year thesis. It points how and why gender is explained and exposed by the digital speech with a corpus (blog posts, comments and tweets on social networks) harvested from 2013 and analysed by Tropes software and two questionnaires aired a year apart. Feminist and body has been historically connected. Yet, internet provides a new medium for expression and new mouvements emerged with it. Internet allows a requonquest of the female identitiers such as bodypositivism. Individuals want to go against the major representation of woman : a sort of ideal to witch all women must match, accordind to social injonctions (as obligation of beauty, youth, soft skin and smooth control of its body and its biological function, capacity, silence…). The internet is a media space where everyone can share, speak, exchange and contribute unlike television. So, by choosing to express themselves on the internet, women are already going against the injonction of silence. By telling or showing parts (as teats) or fonctions of their bodies (such as fluid), women choose to go against the imposed injonctions. They can revolt themselves, create a new femenine indentities.